Les fêtes à charrettes sont des fêtes locales organisées dans treize villages du nord-ouest des Bouches-du-Rhône, dont l’élément central est une charrette décorée de verdure et attelée d’une file de chevaux de trait, richement harnachés pour les premiers avec des colliers dits « sarrasins » et, pour les suivants, avec des harnachements dits « cuivrés ». Pour donner une idée de leur diversité, on peut classer ces charrettes festives en fonction de plusieurs critères signifiants : le culte ou la cause à laquelle elles sont dédiées (saint Éloi, saint Roch et saint Jean étant les principaux saints fêtés), la façon dont elles sont garnies, leur appartenance à une structure organisatrice commune.

Les fêtes à charrettes sont des fêtes locales organisées dans treize villages du nord-ouest des Bouches-du-Rhône, dont l’élément central est une charrette décorée de verdure et attelée d’une file de chevaux de trait, richement harnachés pour les premiers avec des colliers dits « sarrasins » et, pour les suivants, avec des harnachements dits « cuivrés ». Pour donner une idée de leur diversité, on peut classer ces charrettes festives en fonction de plusieurs critères signifiants : le culte ou la cause à laquelle elles sont dédiées (saint Éloi, saint Roch et saint Jean étant les principaux saints fêtés), la façon dont elles sont garnies, leur appartenance à une structure organisatrice commune.

Les quatorze charrettes dédiées à saint Éloi, saint Roch et saint Jean se sont regroupées en 1970 au sein de la Fédération Alpilles-Durance des confréries de Saint-Éloi, Saint-Roch et Saint-Jean, qui règle les modalités pratiques des fêtes et a été à l’origine de leur renouveau. Le groupement en fédération permet de se prêter les bêtes et les harnachements. Les chevaux sont même prêtés pour la charrette de la Madeleine ou celle des Enclumes, bien qu’elles ne soient pas organisées par la fédération.

Cette situation a conduit à une atténuation des antagonismes politiques entre confréries locales et à un étalement programmé sur l’ensemble de la saison festive des passages de la charrette dans les différents villages de la fédération.

La pratique concerne les populations des treize villages qui organisent des fêtes à charrettes dans le nord-ouest des Bouches-du-Rhône.

Les fêtes y sont organisées par des sociétés locales, ou confréries, dans chaque village concerné. Chaque confrérie, de statut « association loi 1901 », se réunit en général deux à quatre fois dans les locaux municipaux ou chez un membre de la confrérie, pour préparer la fête. Elle a une haute idée de sa spécificité et s’estime indépendante du village et de la paroisse, dont elle ne semble pas avoir besoin pour fonctionner. Une équipe est désignée pour les apéritifs, une autre pour les grillades du déjeuner, une autre encore pour la garniture de la charrette. Les femmes des prieurs s’occupent de préférence de la décoration de l’église, par de petits bouquets de blé et de lavande, et confectionnent la croix qui ornera la charrette. Certains fabriquent les drapeaux avec des rameaux d’arbres fruitiers pour hampe et d’autres réceptionnent les tortillades. Les prototypes des affiches sont réalisés par des confrères ou des sympathisants. Enfin, quatre sociétaires sont sollicités comme brancardiers pour porter le buste du saint pendant la procession, et un sociétaire porte la bannière de la confrérie.

Outre ces réunions préparatoires et cette répartition très précise des rôles — souvent, les mêmes personnes occupent les mêmes postes d’une année sur l’autre —, il existe une structure spécifique, interne à la confrérie, à laquelle il incombe de s’occuper de la fête : l’institution des prieurs, qui partage avec le président de la confrérie le souci de l’organisation et de la coordination de la fête. Ces prieurs, appelés parfois aussi « bailes », qui honorent saint Éloi, saint Roch ou saint Jean, ont un rôle prépondérant dans la fête. En plus de responsabilités religieuses pendant la messe, ils organisent la fête, font l’affiche et conduisent les premiers chevaux de la file. Ils sont en définitive « responsables de l’organisation interne de la fête ».

 

Historiquement, ils achetaient leur charge en emportant aux enchères un fouet, symbole de la fête. Ils devaient alors payer la fête, loger et nourrir les musiciens, aller chercher les colliers des chevaux et inviter le bourrelier. Seuls les plus riches pouvaient ainsi être prieurs, ce qui faisait de la Saint Éloi la fête des riches ménagers. Lors de l’enquête, il a été fait référence à d’autres procédés de nomination des prieurs. Selon certains, au début du XXe siècle, on élisait le premier prieur et celui-ci désignait la personne qu’il choisissait pour collègue. De manière mieux attestée, on sait que le tirage au sort fut pratiqué dans le passé. Aujourd’hui, les prieurs sont nommés « d’après l’assentiment général ». Certains se portent candidats, on incite les autres. Le choix est approuvé par l’assemblée générale de la société. Dans certains villages, il est quelquefois difficile de trouver deux prieurs : beaucoup de sociétaires ont déjà assumé cette charge, d’autres trouvent que c’est trop de responsabilités, d’autres encore sont jugés trop jeunes.

La communauté est aussi représentée par une association, la Fédération Alpilles-Durance des carreto ramado dédiées à saint Éloi, saint Roch et saint Jean, créée en 1970, qui réunit quatorze charrettes. Cette organisation, qui règle les modalités pratiques des fêtes, est à l’origine de leur renouveau. Pour y entrer, une période probatoire de trois ans est exigée. Treize communes en font partie, puisque Rognonas organise deux fêtes de cet ensemble. La raréfaction des chevaux de traits, due à la mécanisation de l’agriculture à partir des années 1950, avait posé, depuis quelques décennies, un problème pratique aux organisateurs. Le groupement en fédération permet de se prêter les bêtes et les harnachements. Les chevaux sont même prêtés pour la charrette de la Madeleine ou celle des Enclumes, bien qu’elles ne soient pas organisées par la fédération. Cette situation a conduit à une atténuation des antagonismes politiques entre confréries locales et à un étalement programmé sur l’ensemble de la saison festive des passages de la charrette dans les différents villages de la fédération. De plus, les responsables des fêtes sont de plus en plus rarement des paysans et ne parlent pas forcément la langue de Mistral. Ces responsables, appelés priéus – prieurs – ou bayles, au nombre de deux par village et par an, sont souvent aidés par un jeune âgé de 15 à 17 ans, appelé capitaine, et, depuis quelques temps, dans certaines confréries, par une jeune fille.

Lieu(x) de la pratique en France

 

Les fêtes se déroulent dans treize communes au nord-ouest des Bouches-du-Rhône : Barbentane, Boulbon, Châteaurenard, Eyragues, Graveson, Maillane, Maussane-les-Alpilles, Mollégès, Noves, Paluds-de-Noves, Rognonas, Saint-Étienne-du-Grès et Saint-Rémy-de-Provence.

 

 

Pratique similaire en France et/ou à l’étranger

 

Dans le nord-ouest des Bouches-du-Rhône, quelques fêtes à charrettes ne font pas partie de la Fédération : à Aureille, Sénas et Châteaurenard.

D’autres fêtes de Saint-Éloi existent en France, mais sous des formes différentes, notamment dans le massif de la Sainte-Baume dans le sud-est des Bouches-du-Rhône et dans l’ouest du Var.

À l’étranger, des fêtes à charrettes comparables existent en Sicile (Taormina). D’autres parallèles sont possibles avec des fêtes écossaises (Common ridings) et slovaques (ride of the King), dont les modes d’organisation ont des caractéristiques communes.

Les charrettes festives constituent un motif emblématique de la vie culturelle provençale. Elles peuvent être classées en fonction de plusieurs critères signifiants : le culte ou la cause à laquelle elles sont dédiées (saint Éloi, saint Roch et saint Jean étant les principaux saints fêtés), la façon dont elles sont garnies, leur appartenance à une structure organisatrice commune.

Sur les quelque vingt charrettes festives que connaît la région étudiée, quatorze sont consacrées à des personnages religieux. Parmi elles, onze fêtes sont consacrées à saint Éloi (en mai, Saint-Rémy, le dernier dimanche ; en juin, Noves, le 1er dimanche ; Maussane, le second ; Mollégès, l’avant-dernier ; Eyragues, le dernier ; en juillet, Châteaurenard, le 1er dimanche ; Rognonas, le second ; Maillane, l’avant-dernier ; Graveson, le dernier ; en août, Saint-Étienne-du-Grès, le second dimanche ; Boulbon, le dernier). Deux autres fêtes sont consacrées à saint Roch (Rognonas, le dimanche après le 15 août, et Les Paluds-de-Noves, le 1er dimanche de septembre). Une fête est consacrée à saint Jean (le 24 juin, à Barbentane). D’autres fêtes de la région ont des prétextes laïques et ne participent pas à la Fédération, même si elles s’appuient parfois sur cette organisation : il s’agit entre autres de la charrette de la Madeleine à Châteaurenard (1er dimanche d’août), de la charrette des Enclumes à La Crau de Châteaurenard (3e dimanche de septembre) et de la charrette de Saint-Amanet à Sénas (fin septembre).

La plupart de ces charrettes sont garnies de verdure et portent le nom de carreto ramado (charrette ramée). Seules les charrettes dédiées à saint Roch et celle du 15 août à Saint-Rémy sont garnies des plus beaux fruits et légumes du terroir. La charrette de la Madeleine est décorée de glaïeuls rouges, essentiellement.

 

Déroulement d’une fête de Saint-Éloi : l’exemple de Mollégès

 

Une fête particulière est ici présentée à partir de ses séquences successives.

Chaque fête à charrette comprend traditionnellement des aubades avec des airs de musique traditionnels et spécifiques des quêtes préalables à l’organisation des festivités. Les éléments sont, dans leur structure, similaires pour tous les villages de l’aire étudiée, avec toutefois quelques variantes. Notamment, il s’agit de vendre des drapeaux en papier à l’effigie du saint, marqués des noms des deux prieurs de l’année, et des tortillades. L’exemple de la fête de Saint-Éloi à Mollégès est intéressant pour comprendre l’implication de tous les acteurs, et pas seulement des sociétaires de la confrérie.

 

• Le samedi

La fête s’ouvre, selon le programme, par la « messe des Défunts de la société » le samedi matin. Pour la plupart des informateurs, cette messe est la « messe des Charretiers ». Elle est nécessaire dans la mesure où, le lendemain, les charretiers seront trop occupés pour participer à la messe. Elle est en outre l’occasion de donner une « aubade » aux autorités civiles et religieuses et de quêter en distribuant les « tortillades de Saint-Éloi » (fougasses bénies, à l’anis, en forme de couronne). Pour les tortillades comme pour les drapeaux, le prix est libre et dépend des liens que chacun entretient avec la confrérie. Une autre distribution de tortillades et de drapeaux de la fête en provençal aura lieu le dimanche à la sortie de la messe.

L’activité suivante est la garniture de la charrette. La charrette s’adresse à la vue ; elle est garnie de manière spécifique et cette garniture admet des variantes selon les villages. Ryoo (1994) parle de buis, de blé, d’avoine, de fusain, de chardon, et mentionne aussi la valeur décorative du pin et de l’olivier. Le choix des essences utilisées est l’objet d’une approche très empirique et les charrettes admettent des variantes de village en village et d’année en année. Contrairement à Châteaurenard, qui irait chercher son buis dans les Alpilles, Mollégès garnit exclusivement sa charrette sur son terroir. Mais les garnitures varient aussi en fonction de l’avancement de la saison. Noves (1er week-end de juin) et Mollégès (avant-dernier dimanche de juin) affectionnent particulièrement les plants d’asperges, qui prennent un aspect bien piteux à partir de juillet.

À Mollégès, le garnissage de la charrette s’effectue quelques heures à peine avant sa course (le samedi à partir de 15 h), sur un chemin rural à l’écart du village. Une vingtaine de personnes de tous âges, uniquement des hommes de la confrérie, s’affairent à consolider la charrette à un essieu ou à couper des branches qui font jusqu’à 6 m de long. La charrette peu à peu s’étoffe de ces branches de piboulo (peuplier), de bos de cabre (frêne) et d’aumo (orme), qu’on fixe verticalement tout autour du plateau. Sur le moyeu des deux roues, dans le prolongement de l’essieu, sont fixées encore des branches, horizontalement, « pour éloigner les gens ». Certains évoquent la coutume des habitants de Graveson d’accrocher à leur charrette un fagot (tirasso) d’aubépine, qui soulève de la poussière. Un des prieurs pense qu’à l’origine, les charrettes donnaient l’impression, dans leur nuage de poussière, d’être des colonnes de gens en armes. Elles auraient ainsi donné un pouvoir symbolique aux paysans, face aux gens d’armes bien véritables des seigneurs.

 

Dans la charrette, on place des sacs de sable comme lest, ainsi que quatre vieilles chaises pour des musiciens et un ballot de paille enveloppé d’un bourras (sac de toile ; ici, une manne servant anciennement à emballer les haricots). Une fois le gros œuvre terminé, on parsème l’imposant bosquet de drapeaux en papier de la confrérie. En 2018, les drapeaux ont été attachés avec des épis de blé et un fidèle a noté : « On n’avait plus fait ça depuis vingt ans ! ». À l’avant, on place deux drapeaux français et, à l’arrière, deux drapeaux provençaux. À 17 h, tout est prêt et on plaisante volontiers en langue provençale, tout en commentant les risques d’accidents de la course. Il reste deux heures jusqu’à la course, pendant lesquelles les gens iront se changer et régler la sonorisation. Pendant ce temps, la charrette est laissée seule et tout est calme.

Un peu avant 19 h, le public commence à affluer à l’angle du Cours et de la route de Saint-Rémy. C’est de là que vient la charrette, et cet angle est le plus spectaculaire de son parcours. La charrette est alors lancée au galop d’une quinzaine de chevaux de trait. Chaque cheval est guidé par un charretier, qui court à côté de lui. Le décor de la charrette est minimaliste et c’est sa vitesse qui doit mobiliser l’attention. La poussière vole. Beaucoup de spectateurs « frissonnent » de peur et nombreux sont ceux qui, arguant du danger, voudraient l’interdire. Les membres de la confrérie sont réellement soulagés à l’issue de la course s’il n’y a pas eu d’accident.

Le samedi soir, la course est suivie d’un apéritif au domicile privé de l’un des deux prieurs. Cet apéritif opère un tri informel du public. Après le dernier passage de la charrette, la plupart des Mollégeois disparaissent pour y aller. Dans la rue ne restent que quelques familles profitant des animations foraines et une cinquantaine de jeunes des villages voisins, répartis dans les cafés. Ils commentent la course qu’ils viennent de suivre, mais pas la fête, qu’ils trouvent « morte », à juste titre, puisque les initiés sont entre eux à l’apéritif. Vers 20 h, les Mollégeois reviennent en groupes épars de chez le prieur et les principaux intéressés (les membres de la confrérie, leurs sympathisants, leurs familles, les charretiers) se rendent individuellement à un repas simple à base de salade, de tomates, de daube, de fromage et de fruits de saison. Environ cent personnes sont présentes. La fête est loin d’être finie et aucun toast n’est porté, sauf pour féliciter le traiteur qui a fait la daube. Le service est assuré par des sociétaires et des membres de la famille des prieurs. Pratiquement personne n’est costumé et tout le monde est parti peu après minuit. Les plus jeunes, charretiers, vont faire un tour au bal. Il n’y a pas d’orchestre, une simple sonorisation.

 

• Le dimanches

 

Cette relative sobriété s’explique par la perspective de la journée chargée du lendemain. Le dimanche à l’aube, le « déjeuner au pré » ou « déjeuner des charretiers », chez un prieur, obtient toujours un franc succès. On y sert de la charcuterie, une saucisse grillée et un bon verre de vin (ou d’eau !), en attendant l’attelage des chevaux et l’heure de la messe. Des gens des villages alentour se joignent au cercle des proches de la confrérie, profitant de la fraîcheur du matin. Environ 500 couverts sont servis. Le déjeuner est offert, mais une tombola est prévue pour permettre à ceux qui le désirent de participer indirectement aux frais.

Avant le déjeuner, la charrette est regarnie. Après la course de la veille, on l’avait oubliée et remisée à l’écart. Maintenant, elle est regarnie avec une touche esthétique plus marquée. Alors que la veille elle était sobre et devait courir, le dimanche, elle marche au pas. On la décore alors d’asperge, de laurier rose, de tamaris et de genêt en fleurs : on dit qu’elle est « fleurie ». Une croix fabriquée par les femmes, décorée de blé, de lavande et de chardon cardère, est suspendue au-dessus de la place du conducteur de la charrette. On en profite pour poser du genêt et des drapeaux au monument du Cheval et on utilise le reste de ces plantes pour garnir une remorque ancienne transportant les enfants habillés en costume traditionnels. Les arbustes fleuris de la nouvelle décoration ont adouci les branches d’arbres un peu défraîchies et la charrette processionne au pas de plus de quarante chevaux. La seconde charrette, de loin la plus sobre, transporte nonchalamment sa cargaison d’enfants habillés en costumes régionaux.

Les harnachements eux-mêmes sont différents de la veille. Pour la course, les chevaux sont harnachés sobrement. Seuls les trois premiers portent des colliers d’apparat. Ils n’ont ni caparaçons ni couvertures et seules leurs brides présentent des motifs esthétiques (initiales des propriétaires, cigales ou effigies du saint en métal). Pour la procession du dimanche, au contraire, les harnachements rivalisent de faste. Les brides sont brodées de motifs maraîchers (melons, etc.), les caparaçons et couvertures sont finement ouvragés (motifs végétaux, images du saint, initiales…), les guides et les rênes sont adaptés à la longueur de la file. Une peau de mouton teinte de couleur vive, appelée rava, complète le harnachement. Des pompons, grelots et miroirs augmentent encore le faste baroque des chevaux attelés « en flèche » (les uns derrière les autres).

Le collier « sarrazin » des premiers chevaux de la file est rehaussé d’une structure rayonnante, ornée de plumes de couleurs vives, de miroirs, de grelots et de clochettes de laiton ou de bronze. Enfin, le naseau des premiers chevaux est caché par des écussons brodés de motifs symboliques (centenaire de Mireio en 1959, écussons provençaux, fleurs de lys, cyprès, oliviers et blasons des villages).

 

Après le déjeuner, c’est la messe. Seul le Président y assiste avec les prieurs ; les autres charretiers finissent de préparer la charrette. Pendant la messe, la longue file des chevaux ceinture complètement l’église et le château voisin, le cheval de tête se retrouvant juste derrière la charrette. On conçoit la force de cette symbolique spatiale qui sépare le corps des fidèles présents à la messe du reste du monde, par ce cercle de chevaux : ce fait a été interprété par les folkloristes comme un cercle magique de protection.

Dans l’église pleine à craquer, la messe est dite en provençal. Elle est ordinaire, si ce n’est que l’on y chante les cantiques de Saint Éloi et qu’elle est assurée par un prédicateur. Les prieurs préparent cette messe : ils choisissent des lectures supplémentaires et formulent des intentions, choisissent les chants en accord avec le maître de chorale et s’occupent du prédicateur. Les femmes des confrères garnissent les bancs de l’église, ce jour-là, avec de petits bouquets noués de blé et de lavande. De nombreuses dames et demoiselles y participent, ayant revêtu le costume d’arlésienne.

Après la messe, la procession est ouverte par la bannière de la société de Saint-Éloi, suivie par la statue du saint, ornée de buis, de blé et des tortillades bénites et portée sur un brancard par quatre anciens confrères. Au défilé s’ajoutent les Provençales. Puis vient la charrette attelée de ses quarante chevaux richement harnachés. Les prieurs mènent les premiers chevaux. Le cortège fait au moins trois fois le tour du village. En 2000, il est allé inaugurer le nouvel oratoire de Saint-Eloi, construit à l’initiative de la confrérie.

Après la procession, les proches se retrouvent pour un apéritif et les plus impliqués (sociétaires, autorités) poursuivent par un repas au foyer du troisième âge où, cette fois, des discours sont lus et des toasts portés. C’est la clôture de la fête : les autres activités évoquées par le diagramme ne sont liées que d’une manière indirecte au culte et à la confrérie de Saint-Éloi. Ainsi, les concours de pétanque sont un aspect ludique, profane, qui se juxtapose au rite mais n’en fait pas partie. C’est en quelque sorte un motif obligé de la fête provençale, qui ne correspond pas à la spécificité de la fête. De même, les danses folkloriques et le bal du dimanche soir ne sont plus dédiés à saint Éloi, mais à saint Jean. On entre dans un motif folklorique plus général, celui des fêtes et des feux de la Saint-Jean, qui excède le présent champ de recherche.

 

Comparaison avec les autres fêtes à charrettes

 

Dans les villages qui participent au cycle des charrettes ramées tout en admettant une fête votive, la fête de la confrérie de Saint-Éloi est célébrée avec plus ou moins d’éclat, selon le degré d’imprégnation religieuse de la population et l’ancienneté du rituel. Moins la fête est proche de sa base religieuse, plus elle est accompagnée d’éléments annexes et s’étend sur une longue période. Inversement, plus la fête est proche du noyau paroissial, plus elle tend à se limiter aux éléments fondamentaux du rite (quêtes, aubades, défilé folklorique et procession autour de la charrette, messe, déjeuner des charretiers, banquet de la société).

On peut donc tenter de diviser les neuf villages concernés selon la teneur de leurs programmes. Les trois fêtes à charrette les plus « sobres » et les moins développées sont celles de Mollégès, Barbentane et Paluds-de-Noves. Au contraire, les cinq fêtes de Maussane, Eyragues, Graveson, Boulbon et Saint-Étienne-du-Grès sont assorties d’éléments annexes et s’étendent sur trois, quatre ou cinq jours.

Parmi les éléments annexes qui se surimposent au rite de base dans cette catégorie de fêtes, on note principalement l’organisation de jeux taurins ou de concours de pétanque, la multiplication des bals, l’apparition de repas pris en commun. Le cas de Maussane est particulièrement révélateur de la diversification qui s’opère. Toutes les traditions populaires sont ici convoquées, avec une démonstration de « tonte de brebis à l’ancienne », des animations folkloriques en dehors du défilé, un concours d’aïóli et une « foire-exposition, produits locaux et régionaux » place de l’Église.

Le contraste avec le groupe des fêtes à charrettes « sobres » est flagrant. Ces fêtes circonscrites à l’essentiel ne comprennent ni animation commerciale, ni activité à vocation pédagogique. Les festivités sont strictement limitées au rituel folklorique qui accompagne le défilé de la charrette.

À Mollégès, la fête était ainsi principalement organisée à l’usage des fidèles du culte de saint Éloi ; des moments importants se déroulaient dans des lieux fermés (église, domicile privé des prieurs) et elle était plutôt imperméable à la culture de masse (faible succès des bals et des forains). On y avait noté un usage de la langue provençale plus fréquent qu’à l’accoutumée. Pour créditer cette idée, on doit noter encore que la garniture se contente de plantes communes et que toute la charrette est « bricolée » avec des moyens tout à fait pragmatiques. Concentrée sur la reproduction fidèle d’un rituel ancien, la fête entend donc transmettre une tradition villageoise par reduplication plutôt que de trouver des moyens de se valoriser culturellement vis-à-vis d’un public extérieur.

 

Les charrettes consacrées à saint Roch et à saint Jean

 

Si les fêtes à charrettes sont consacrées, dans leur majorité, à saint Éloi, quelques fêtes supplémentaires de la Fédération célèbrent saint Roch et saint Jean.

À Barbentane, il est ainsi de tradition de sortir une charrette ramée pour la Saint-Jean, à l’occasion du solstice d’été. Un groupe de bénévoles passionnés, réuni dans la Counfrarié dis ami de Sant Jan, participe à la Fédération Alpilles-Durance. La confrérie attelle sa charrette le jour même du 24 juin, ce qui tombe souvent en semaine, mais n’empêche pas la participation de nombreux chevaux et charretiers.

Par ailleurs, deux fêtes à charrettes sont consacrées à saint Roch. Aux Paluds-de-Noves, depuis 1978 un groupe d’habitants du village a fait renaître une tradition qui consistait à faire une procession en l’honneur de saint Roch, le jour de sa fête, le 16 août. La date originelle a été déplacée le 1er dimanche de septembre et la procession à pied a été remplacée par le défilé d’une charrette agricole transformée en forme de chapelle, ornée de fruits et légumes et ayant en son cœur une statue de saint Roch. La charrette est attelée de chevaux de trait, dirigés par des charretiers vêtus de la tenue traditionnelle (pantalon bleu, chemise blanche et taillole jaune). La fête est agrémentée par des groupes folkloriques provençaux, groupes musicaux, dames, jeunes filles et messieurs habillés en costumes traditionnels de Provence. Comme au XIXe siècle, le défilé débute devant l’oratoire de Saint-Roch, traverse le village et s’achève devant l’église du Sacré-Cœur.

À Rognonas, la confrérie de Saint-Roch est née en 1881 à la suite d’une scission au sein de la confrérie de Saint-Éloi taxée, à tort ou à raison, de républicanisme. Comme les autres confréries, celle de Saint-Roch de Rognonas est une association 1901, au sein de laquelle sont désignés chaque année deux couples de prieurs qui assurent l’animation des festivités lors de la fête, célébrée le dimanche qui suit le 15 août. Attelée d’un nombre impressionnant de chevaux, la charrette porte la statue du saint et offre une composition des produits du terroir : fruits, fleurs et légumes. Le lendemain, les fruits et légumes bénits seront offerts aux anciens du village. Cette confrérie, qui détient tous les colliers dits « sarrasins », en profite pour les faire admirer aux nombreux spectateurs.

Français et provençal

Patrimoine bâti

 

Tous les villages affiliés à la Fédération entretiennent ou ont fait construire un oratoire ou une croix consacrés à saint Eloi, saint Roch ou saint Jean. Ils sont visités à l’occasion des fêtes.

 

Objets, outils, matériaux supports

 

Dans les églises locales, des autels sont consacrés aux saints concernés par les fêtes à charrettes.

La confection des charrettes suppose des savoir-faire précis, qui utilisent les essences du terroir et des connaissances en charronnerie, en maréchalerie et en bourrellerie. Ainsi, pour la confection des colliers dits « sarrasins », les colliers des chevaux sont richement décorés de plumets multicolores et de petits miroirs incrustés aves grelots clochettes en laiton ou bronze, censés à l’origine éloigner les mauvais esprits.

Eugène Mascle, bourrelier à Maussane, rassembla tous les colliers dispersés dans les mas de la région. Louis Mounier lui succéda et restaura entièrement la collection ; il fut nommé le « marquis de la croupière ». Puis Vincent Delabre en prit possession, avant que Marcel Boyer et la confrérie de Saint-Roch de Rognonas enrichissent à leur tour la collection, en leur possession à l’heure actuelle. 27 colliers et harnachements complets (bride, caparaçon, tapis, couverture, croupières, traits et ravas) se retrouvent sur les chevaux attelés chaque dimanche de fête.

D’autres objets spécifiques incarnent un symbolisme de renouvellement, typique des fêtes de Saint-Éloi, Saint-Roch et Saint-Jean. Les tortillades en forme de couronne, que l’on plante sur les colliers des chevaux, en relèvent, comme la croix (ou couronne) de blé, qui orne normalement la charrette du dimanche. Pour la couronne de blé confectionnée par les femmes et suspendue au-dessus du conducteur de la charrette, son armature est une croix camarguaise d’environ 60 cm de diamètre, sur laquelle on lie des épis de blé, des brins de lavande, des chardons cardère et un ruban rouge et or. Chaque année pour la fête, on met à nu l’armature et les nouveaux prieurs regarnissent la croix. Pendant l’année, ce symbole est confié à la garde des prieurs. Après la fête, un prieur en prend la charge : il la transportera chez le second prieur au bout de six mois. Ce sera l’occasion d’une veillée intime, qui installera la croix dans sa nouvelle demeure. Cette « translation » d’une relique de la fête se fait d’une manière tout à fait informelle, dans un cadre profane et peu ritualisé : on fredonne quelques vers du cantique de Saint Éloi, on boit le café et on discute comme pour une veillée normale. À Châteaurenard, des reproductions en bois d’outils agraires sont transmises de bayle en bayle. Lors de la confection de la charrette, elles seront disposées de chaque côté, au nombre de six (faux, échelle, chevalet, charrue, herse et soc).

Les couronnes de Saint-Éloi peuvent être rapprochées des roues de la Saint-Jean, qui incarnent, dans tout le folklore européen, un symbolisme cyclique de renouvellement, présent au moment du solstice d’été.

Enfin, il existe des bannières dans chaque confrérie, souvent brodées avec soin. À Rognonas, la confrérie de Saint-Roch possède par exemple une bannière parsemée de fleurs de lis d’or, renouvelée en 1910, arborant les couleurs du drapeau cher au comte de Chambord (1820-1883). En 2016, une bannière de la Fédération a été confectionnée et bénie à Lourdes à l’occasion d’un pèlerinage avec la Nation gardiane.

La transmission, qui se fait dans les villages et dans le cadre familial, est accompagnée par le travail des sociétés locales et de la Fédération.

La mission de la Fédération, de toute évidence, est facilitée par l’intégration déjà ancienne des fêtes à charrettes au patrimoine culturel régional. Déjà remarquées comme motif typique par

Mistral et ses proches, elles ont fait l’objet de nombreux travaux scientifiques et ont acquis leurs lettres de noblesse depuis longtemps. Au contraire des fêtes votives, qui n’admettaient que marginalement des références au patrimoine et à la tradition, ce groupe des fêtes de confréries connaît une valorisation patrimoniale ancienne de ses emblèmes matériels et nourrit au niveau local un discours affirmé sur les traditions.

• Les sociétés locales ou confréries de chaque village

• La Fédération Alpilles-Durance des carreto ramado

Aujourd’hui, la variabilité des références à la tradition cache une homogénéité bien réelle qu’il ne faut pas oublier de rappeler. La quasi-totalité des fêtes de confrérie en question, quelle que soit leur situation sur le plan communal, sont unies au sein de la Fédération Alpilles-Durance des sociétés-confréries de Saint-Éloi, Saint-Roch et Saint-Jean. Les rivalités et les jalousies ont ainsi été complètement gommées et les dates des fêtes ont été rationnellement échelonnées sur l’ensemble de la saison estivale. On a donc, au-delà du fonds ancestral que ces fêtes disent maintenir, la présence d’une solide organisation associative. Cette dernière, de création récente (1970), pallie le problème logistique du manque de bêtes, édite un programme annuel, démarche auprès des collectivités pour glaner des subventions (conseil départemental des Bouches-du-Rhône et conseil régional PACA), gère depuis six ans une assurance commune et organise son « banquet » annuel, où tous les membres des Confréries participent. La Fédération met donc en œuvre les stratégies de communication les plus modernes pour parvenir à ses fins, ce qui n’empêche pas d’exalter les traditions régionales lors de chaque fête.

Si l’on en croit Van Gennep (1949), qui reprend lui-même les observations du comte de Villeneuve (1821), la Saint Éloi était au XIXe siècle une cavalcade de plus de 50 mulets, qui tiraient à grande vitesse le chariot orné de verdure et de fleurs. En plus des deux prieurs actuels, qui accompagnaient à cheval ou étaient assis dans le char, un capitaine se tenait sur le limonier et un lieutenant sur le second mulet. Le public pillait la ramure bénite pour guérir les bêtes.

Dès le XVIIIe siècle, ces fêtes sont évoquées dans le dictionnaire du Marseillais Claude-François Achard (1787-1788). Les rédacteurs de la Statistique départementale des Bouches-du-Rhône, réalisée sous l’égide du comte de Villeneuve autour de 1825, y font ensuite abondamment référence. Puis l’Encyclopédie départementale des Bouches-du-Rhône, dirigée par Paul Masson (1933), insiste à son tour sur les files de « chevaux richement harnachés », sur la charrette décorée, sur la bénédiction des chevaux et de la charrette ornée de verdure, sur les aubades et les quêtes des prieurs. À plus d’un siècle de distance, on ne peut qu’être frappé de l’apparente stabilité du motif général de ces fêtes, même si cette stabilité répond au fait que les textes, encyclopédiques et généraux, retiennent plus volontiers les constantes que les variantes et sont en réalité des palimpsestes.

En tout cas, cette impression de stabilité se trouve renforcée par l’émergence du discours félibréen, qui projette en 1895 la « conservation, résurrection de ce qui fait ou fit la personnalité des provinces de France : le parler, les traditions, les coutumes, les costumes, l’art local, les monuments » [cité dans Pasquini, 1988]. Influencée par les idées félibréennes de maintenance et de tradition, la vie culturelle provençale tente alors de se conformer à un idéal de stabilité : la prise de conscience d’une identité régionale semble jouer ici pour renforcer un idéal de stabilité et d’objectivité hérité de l’encyclopédisme. Ainsi, les fêtes à charrettes sont progressivement consacrées comme motif culturel emblématique.

 

Cette reconnaissance progressive d’une typicité des fêtes à charrettes se solde alors, dès le début du XXe siècle, par la récupération du motif au service de projets muséologiques, artistiques ou culturels. Frédéric Mistral intègre très tôt les harnachements « à la sarrasine » aux collections du Museon Arlaten et fait peindre par Léo Lelée des aquarelles qui représentent les charrettes festives. Sous l’impulsion du mouvement régionaliste félibréen, les fêtes à charrettes étoffent leurs programmes de défilés folkloriques ou de jeux taurins qui donnent à voir l’identité locale sous une forme idéalisée.

Pour préparer la partie consacrée au tourisme et au régionalisme de l’Exposition internationale de New York de 1939, le Musée national des Arts et Traditions populaires programme en 1938 une mission en Provence, qui fait encore une fois la part belle aux charrettes festives. De son côté, le conservateur du Museon Arlaten poursuit des recherches qui intéressent directement cet ensemble de fêtes. Chartiste de formation, archéologue, il discute avec Arnold Van Gennep de leur possible origine antique et de leur parenté avec d’autres coutumes agraires européennes.

Cet ensemble de travaux assez homogènes, effectués sur un temps aussi long, explique sans doute en partie que, malgré la relative désaffection du rite après la seconde guerre mondiale, l’intérêt pour les charrettes festives ait connu un regain depuis 1970. Les folkloristes s’y intéressent à nouveau et des associations villageoises sont créées pour les relancer. Aujourd’hui, les charrettes festives provençales sont l’objet d’un engouement et d’une mise en valeur culturelle renouvelée, appuyée sur des expositions, des prospectus touristiques ou des travaux de recherche.

 

Sur le plan muséographique, l’exposition permanente du Museon Arlaten est demeurée inchangée, présentant les rites festifs régionaux dans la continuité de la pensée de Frédéric Mistral. Au Musée national des Arts et Traditions populaires, deux expositions récentes ont remis au goût du jour le motif des charrettes festives provençales : en 1992, pour les opposer aux géants processionnels du Nord, et en 2000, pour présenter un état des réflexions sur la question et un ensemble de documents inédits.

Sur le plan de la recherche ensuite, on doit signaler quelques contributions importantes. La thèse d’ethnologie de Jeung-Ah Ryoo (1994) s’est livrée à une ethnographie très précise des fêtes à charrettes de Châteaurenard, en les rattachant à la notion de folklore et au contexte socio-économique. L’ouvrage de Marie-France Gueusquin (2000) a appuyé le travail muséographique de la dernière exposition du Musée national des Arts et Traditions populaires. L’article d’Évelyne Duret (1993), conservatrice au musée des Alpilles de Saint-Rémy-de-Provence, a très bien résumé le dossier et mis en évidence le fait que toute fidélité à la tradition cache des choix de la mémoire, qui poussent les acteurs à sélectionner et à réinterpréter plus ou moins consciemment le matériau historique. Enfin, l’ouvrage de Laurent-Sébastien Fournier (2005) a remis les fêtes à charrettes dans le contexte général de l’évolution des fêtes et de la sociabilité provençales.

Par ailleurs, le motif des fêtes à charrettes est incontournable pour les opérateurs culturels, publicitaires ou touristiques, qui s’en servent largement pour vanter le patrimoine régional à travers leurs brochures.

Ainsi, un ensemble homogène de sources historiques concourt à faire penser que les fêtes à charrettes constituent un motif typique, témoin de la permanence culturelle et gage de l’homogénéité identitaire de la région considérée. Sur le terrain, de plus, les discours recueillis n’infirment que rarement cette vision. De nombreuses personnes interrogées, nourries des folkloristes ou des érudits locaux, s’appuient avec beaucoup d’assurance sur les discours du passé pour légitimer les faits présents et les interpréter. L’édition de documents anciens a permis dans certains cas de réactiver des fêtes à charrettes.

Il existe une variété de faits légendaires et d’interprétations au sujet des fêtes à charrettes. Les discours recueillis sont parfois proches de l’hagiographie ; d’autres fois, ils expliquent la fonction ou l’origine de différents aspects du rituel. Il leur arrive enfin de mêler connaissances historiques et mémoire.

 

Légendes relatives à la vie de saint Éloi

 

Des références à des épisodes légendaires de la vie de saint Éloi surgissent quelquefois au détour des entretiens. Ainsi, on cite le fait qu’Éloi avait fait deux trônes avec la quantité d’or nécessaire pour un seul. Mais on ne prête pas à cette anecdote un caractère miraculeux : le fait est expliqué rationnellement, par l’hypothèse qu’Éloi avait conçu des trônes tubulaires, inhabituels à son époque. On fait moins souvent allusion, semble-t-il, à la légende du pied coupé, qui aurait enseigné l’humilité à Éloi : alors qu’Éloi était dans sa forge, un compagnon arriva qui se vantait d’être aussi habile que lui. Il coupa le jarret d’un cheval pour le ferrer plus facilement. Éloi médusé tenta de l’imiter, mais le sang jaillit à flots. Le compagnon remit alors le pied coupé en place et Éloi comprit que le ciel avait voulu lui donner ainsi une leçon d’humilité. Si cette seconde anecdote est moins souvent évoquée, c’est sans doute parce qu’elle n’est pas rationnellement explicable. Elle ne peut se comprendre que par la nature miraculeuse du « mystérieux compagnon » et, à ce titre, n’a pas droit de cité dans le cadre d’une conversation rationnelle avec un interlocuteur qui se présente comme un chercheur. Pourtant, l’enseignement du second épisode semble plus riche : si le premier enseigne l’économie et le partage comme préceptes moraux, toute la mécanique du culte des saints — et le statut d’Éloi comme intercesseur avec le divin — est dévoilée dans le second. Dans le cadre d’une société vouée au culte de la raison, on comprend que soit passée sous silence une allégorie d’apparence mystique et que soit privilégié un fait plus concret quoique moins important sur le plan du mythe.

Si les deux épisodes précédents font partie en quelque sorte du fonds culturel local et sont connus d’au moins tous les sociétaires de Saint-Éloi, il est d’autres faits légendaires, concernant la vie du saint ou des aspects précis des rites, que seuls certains « initiés » interprètent. Un des informateurs, qui prépare un opuscule sur saint Éloi, a tenu à exposer ces légendes plutôt que d’évoquer son expérience personnelle. Dans son discours, Éloi serait à la base de la petite paysannerie libre, pour avoir émancipé 150 000 esclaves achetés avec sa fortune personnelle. L’œuvre de saint Éloi aurait ainsi un côté social et son enclume ne lui servirait pas à forger, mais à briser les chaînes des opprimés. Saint Éloi est alors perçu comme le dernier romain de Gaule, qui aurait œuvré dans un but citoyen : au-delà de la prospérité qu’incarne habituellement Éloi, orfèvre, trésorier du Roi et propriétaire de mines d’or, lui sont donc associées sur le terrain les valeurs de partage et de liberté.

 

Représentations relatives à des éléments du rite

 

Tout comme l’origine du culte est porteuse de représentations spécifiques, l’origine des différents éléments de la fête est expliquée par les acteurs des fêtes. Pour certains, il est ainsi possible de trouver une origine latine, voire hellénique à quelques aspects du rituel présent.

Par exemple, les différentes parties du harnachement des chevaux dit « à la sarrasine » seraient un héritage des caravanes de marchands massaliotes qui se rendaient à Glanum. La musique sert dans cette perspective à rythmer la marche ; les vitraux et les clochettes, à éviter la confusion avec une armée en marche en se signalant aux indigènes.

Une autre théorie, psychologique cette fois, s’attache à expliquer l’usage de la charrette de verdure à partir de la « journée des fous du Moyen-Âge ». Cette fois, le rite est compris comme un moyen de mimer la puissance militaire. Ce jour-là, le peuple « aurait pu arracher un platane » et la mise en commun des bêtes incarne sa force vis-à-vis du seigneur. La carreto ramado, énorme haie lancée au galop, est alors « un char d’assaut qui balaye tout ».

D’autres explications prennent appui sur l’histoire, bien que, là aussi, plusieurs niveaux de crédibilité puissent être distingués. Ainsi, il est parfois fait appel au clientélisme romain pour expliquer l’origine de l’institution des prieurs : au début du XXe siècle, la charge de prieur supposait en effet de payer la fête et seules les familles les plus riches pouvaient l’assumer et en tirer du prestige.

Plus couramment, on rencontre des explications fondées sur des origines historiques moins lointaines, mais pas forcément plus sûres. Une version prétend qu’un dromadaire avait été offert à Louis XIV par le roi du Maroc et qu’il serait mort des fièvres aphteuses à Maillane, où on l’aurait enterré avec son riche harnachement. Retrouvé au XIXe siècle dans une roubino (ruisseau) de Maillane, ce dromadaire aurait fortement marqué l’imagination de Mistral enfant et décidé de sa vocation. Mistral aurait ensuite mis en avant la Saint Éloi pour utiliser ce type de harnachement « à la sarrasine ». Cette version a l’avantage de lier les confréries de Saint Eloi au Félibrige, mais elle semble assez incertaine et ne fait que présenter une origine possible du harnachement. Plus vraisemblablement, si l’on suit les hypothèses d’autres informateurs plus soucieux des sources écrites, la pratique des charrettes n’est pas attestée avant le XVIIIe siècle. Quant au harnachement « à la sarrasine », rien ne laisse supposer une permanence millénaire le concernant et il semble qu’il soit revenu au XIXe siècle pour rendre les fêtes plus chatoyantes.

Quel que soit le niveau de réalité de cet ensemble de représentations concernant le légendaire ou l’historique, il est important de noter qu’elles passionnent de nombreux adeptes de saint Éloi et qu’elles constituent le terreau mythique sur lequel se développent les fêtes dans les localités concernées.

 

Légendes relatives à saint Roch et à saint Jean

 

À Rognonas et aux Paluds-de-Noves, le personnage de saint Roch donne lieu à des récits légendaires. Roch est né à Montpellier entre 1346 et 1350. Au cours de sa courte existence, il a tout sacrifié, y compris sa santé au service des pauvres et des malades. Atteint de la peste, il se retire dans la forêt pour ne pas transmettre la maladie. Il est nourri avec un pain que lui amène quotidiennement un chien. Pris pour un espion en Italie, il est emprisonné pendant cinq ans. Saint Roch est invoqué contre la peste et les maladies contagieuses et on dit que le fait de l’invoquer stoppa la peste en Provence en 1720. Les paysans réunis dans les confréries de Saint-Roch transmettent les valeurs chrétiennes du renoncement et du partage.

Saint Jean-Baptiste, lui, est un saint très répandu dans tout le folklore européen, lié au solstice d’été et au cycle des moissons. La fête de Saint Jean est liée au culte du soleil et s’accompagne souvent de bûchers ou de feux de joie. C’est le cas à Barbentane, où le défilé de la charrette se conclut avec le feu de la Saint-Jean.

Comme toutes les fêtes provençales, les carreto ramado souffrent d’une double menace : risque de mise en tourisme excessive, d’une part, et de folklorisation, d’autre part.

Dans les années 1930, F. Benoît pensait qu’un siècle plus tard on défilerait en automobiles pour fêter saint Éloi. Il n’en est rien, grâce au travail de la Fédération qui a permis la gestion des attelages et la perpétuation du rite dans sa forme originelle de cavalcade. Un travail d’information paraît cependant nécessaire aujourd’hui pour éviter que la carreto ramado ne soit plus qu’un spectacle. Le risque est réel d’après les observations réalisées et il est frappant de constater qu’il est alimenté à la fois par le public extérieur et par certains des organisateurs. Pour le public extérieur, le risque est de ne voir qu’un spectacle chatoyant (charrettes, chevaux, costumes et musiques folkloriques) sans comprendre l’importance sociale et économique des carreto ramado des origines (entraide paysanne, consolidation des identités villageoises, solidarité locale). Pour les organisateurs, le risque correspondant est de produire un simple spectacle folklorique, une mise en scène idéalisée de l’identité régionale, éventuellement utilisée à des fins commerciales, en oubliant toute réflexion critique sur les transformations récentes de l’environnement et de l’agriculture en Provence.

Ainsi, la viabilité de l’élément n’est pas à proprement parler en danger, puisque le rite se perpétue sans problèmes, en apparence, malgré les risques juridiques, les contraintes administratives de plus en plus pesantes envers les bénévoles. Mais une reconnaissance au titre du PCI est nécessaire pour aider à valoriser et à sauvegarder le sens profond et les valeurs associées aux fêtes concernées.

Modes de sauvegarde et de valorisation

 

• Publication de plaquettes de valorisation, de livrets et d’agendas des manifestations

• Animation du site internet de la Fédération : http://www.carreto-ramado.fr/

• Participation et affiliation à depuis 1990 à la Fédération européenne des confréries de Saint-Éloi (EURELOY) : http://www.eureloy.org/

• Adhésion à la Confrérie internationale Saint-Roch de Montpellier : http://www.st-roch.com/

 

 

Actions de valorisation à signaler

 

Les fêtes à charrettes ont été étudiées et valorisées par le Musée national des Arts et Traditions populaires, d’abord à travers des enquêtes de Georges Henri Rivière en 1938 (un harnachement de parade a été acquis à cette période), puis à travers des expositions en 1993 et 2000.

À l’échelle régionale, elles font partie de l’exposition permanente du Museon Arlaten depuis les origines de cet établissement au début du XXe siècle.

 

 

Modes de reconnaissance publique

 

Le président de la Fédération des fêtes à charrettes, François Inisan, a reçu en 2018 la Médaille du Sénat de la part de la sénatrice Anne-Marie Bertrand.

Inventaires réalisés liés à la pratique

 

Base Phocem : enquêtes du Musée national des Arts et Traditions populaires en Provence en 1938, puis en 1992

[en ligne : http://www2.culture.gouv.fr/documentation/phocem/accueil.htm]

 

 

Bibliographie sommaire

 

Sources imprimées

 

Achard (Claude François), Villages et bourgs de Provence, Aix-en-Provence, P.-J. Calmen, 1787-1788, 2 vol.

Anonyme, « La fête de Saint Eloi en Provence », La Provence artistique et pittoresque, 26 février 1882, n° 29, p. 299.

Anonyme, « La fête de Saint Eloi à La Penne », La Provence artistique et pittoresque, 16 juillet 1882, n° 59, p. 464.

Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Récits de fêtes en Provence au XIXe siècle, Milan, Silvana Editoriale, 2010.

Bard (abbé), La Confrérie de Saint-Éloi à Rognonas, Villedieu (Vaucluse), Presses du Midi, 1919.

Encyclopédie départementale des Bouches du Rhône. Tome XV Monographies communales, Marseille/Paris, 1933.

Marchetti (François), Usages et coutumes des Marseillois, Marseille, Ch. Brébion, 1683.

Villeneuve (comte de), Statistique du département des Bouches-du-Rhône, Marseille, A. Ricard, 1821-1829, 4 vol.

 

Bibliographie spécialisée

 

Artaud (Joseph), « La Saint Éloi d’été dans la Provence rhodanienne », Folklore de France, 1976, n° 146, p. 17-19.

Benoît (Fernand), « La Saint Éloi des jardiniers dans la région de Saint-Rémy-de-Provence », Revue de folklore français et colonial, 1934, tome V, chap. 4-5, p. 261-273.

Bonnet (Marcel), La Carreto ramado, Marguerittes, Équinoxe, 1994, 115 p.

Collectif, Cités en fête [catalogue de l’exposition du Musée national des Arts et Traditions populaires], Paris, Réunion des Musées nationaux, 1992, 119 p.

Durand (Jacques), « La fête de la Saint Éloi de Châteaurenard »,Connaissance du Pays d’oc, juillet-août 1980, n° 44, p. 24-28.

Duret (Evelyne), « Les charrettes festives en Provence rhodanienne. Variations d’un rite et de son espace de référence du 18e au 20e siècle », Le Monde alpin et rhodanien, n° 1-2, 1993, p. 35-61.

Fournier (Laurent-Sébastien), La Fête en héritage, Aix-en-Provence, Publ. de l’Université de Provence, 2005, 188 p.

Gavot (Jean), « Une remarquable survivance en Provence : les traditions de saint Éloi et de sainte Barbe », Folklore de France, n° 141, 1975, p. 43-56.

Gueusquin (Marie-France), La Provence arlésienne, traditions et avatars, Arles, Actes Sud/Réunion des Musées nationaux, 2000, 176 p.

Longuet (A.), « La Saint Éloi d’été à Graveson », Folklore de France, n° 160, 1978, p. 19-21.

Nouguier (Marcel), Société de Saint-Éloi à Châteaurenard, Châteaurenard, Confrérie de Saint-Éloi, juillet 2000.

Ryoo (Jeung-Ah), « La traditionnalité en basse Provence, les fêtes traditionnelles à Châteaurenard », thèse de doctorat en ethnologie, dir. Nicole Belmont, Paris, EHESS, 1994.

Turrier (Denys), Essais sur les origines de la paroisse de Barbentane et sa vie religieuse, Cavaillon, impr. Mistral, 1939.

Van Gennep (Arnold), Manuel de folklore français contemporain, Paris, Robert Laffont (coll. « Bouquins »), rééd. 1998 (1943-1953), xvi-2300 p.

 

 

Filmographie sommaire

 

La carreto ramado à Châteaurenard, réal. Jean-Paul Chauffert, prod. Provence TV, 2016, 15 min 16 [en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=TVZu1haOj3U ]

La carreto ramado à Maillane, réal. Robert Durbec, prod. Ciné Die, 2013, 2 min 23 [en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=cVC26aKspCs ]

La carreto ramado à Mollégès, réal. E. Blanc, prod. Confrérie de Saint-Éloi de Mollégès, 2009, 9 min 15 [en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=lWUNPo_Gg5k ]

La carreto ramado à Noves, réal. J.-P. Lardière, prod. Confrérie de Saint-Éloi de Noves, 2014, 12 min 06 [en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=puAaoe_xMRg ]

De nombreux films amateurs sont disponibles en ligne sur Youtube sous les termes carreto ramado.

 

 

Sitographie sommaire

 

Fédération Alpilles Durance des carreto ramado

http://www.carreto-ramado.fr/

 

Fédération européenne des confréries et associations de bienfaisance de Saint-Éloi

http://www.eureloy.org/

 

Encyclopédie Wikipédia, notice « Carreto ramado »

https://fr.wikipedia.org/wiki/Carreto_ramado

BOULLARD (Christophe), administrateur de la confrérie Saint-Éloi de Châteaurenard, 321, route de Noves - 13160 Châteaurenard

CHAUVET (Francis), ancien président de la confrérie Saint-Roch de Rognonas ; aujourd’hui, administrateur, 19, avenue Joseph-Callet - 13870 Rognonas

CLAVEL (Gabriel), administrateur de la confrérie Saint-Éloi de Mollégès, impasse Paul-Auran - 13550 Noves

FAURE (Henri), président de la confrérie Saint-Éloi de Rognonas, 55, boulevard de l’Ancien Marché - 13870 Rognonas

FOURNIER (Robert), ancien prieur de la confrérie Saint-Éloi de Mollégès, quartier du Ferrage - 13940 Mollèges

INISAN (François), vice-président de la confrérie Saint-Éloi de Châteaurenard et président de la Fédération Alpilles Durance Saint-Éloi, Saint-Roch et Saint-Jean, 611, chemin des Iscles - 13160 Châteaurenard

La candidature de la fiche d’inventaire « Les fêtes à charrettes entre Alpilles et Durance » à l’inclusion à l’Inventaire national du patrimoine culturel immatériel a reçu 16 lettres de soutien :

• Mme Anne-Marie BERTRAND, sénatrice des Bouches-du-Rhône

• M. Maurice BRES, maire de Mollégès

• Mme Corinne CHABAUD, conseillère départementale des Bouches-du-Rhône, canton de Châteaurenard, adjointe au maire de Mollégès

• M. Hervé CHERUBINI, maire de Saint-Rémy de Provence

• M. Jean-Christophe DAUDET, maire de Barbentane

• M. Bernard DUPONT, maire de Boulbon

• M. Pierre FERRIER, adjoint au maire des Paluds-de-Noves

• M. Max GILLES, maire d’Eyragues

• M. Georges JULLIEN, maire de Noves

• M. Marcel MARTEL, maire de Châteaurenard

• M. Renaud MUSELIER, président du Conseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur

• M. Michel PÉCOUT, maire de Graveson

• M. Yves PICARDA, maire de Rognonas-en-Provence

• M. Bernard REYNÈS, député des Bouches-du-Rhône

• M. Jack SAUTEL, maire de Maussane-les-Alpilles

• M. Joël SUPPO, maire de Maillane

Rédacteur de la fiche

 

Laurent-Sébastien FOURNIER

Maître de conférences en anthropologie

IDEMEC, CNRS-Aix Marseille Université

laurent.fournier@univ-amu.fr

 

 

Enquêteur(s), chercheur(s) ou membre(s) du comité scientifique associé

 

FOURNIER (Laurent-Sébastien), maître de conférences en anthropologie, IDEMEC, CNRS-Aix Marseille Université

BOULLARD (Christophe), CHAUVET (Francis), CLAVEL (Gabriel), FAURE (Henri) et INISAN (François), membres de la commission PCI de la Fédération Alpilles Durance des confréries Saint Éloi, Saint Roch et Saint Jean (siège social : Mairie de Châteaurenard, 13160).

 

Lieux(x) et date/période de l’enquête

Nord-Ouest des Bouches-du-Rhône, été et automne 2018. VI.3. Données d’enregistrement

 

 

Date de remise de la fiche : 20 novembre 2018

 

Année d’inclusion à l’inventaire : 2018

N° de la fiche : 2018_67717_INV_PCI_FRANCE_00419

Identifiant ARKH : ark:/67717/nvhdhrrvswvk2m6

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