Les hôpitaux sont irréductibles à leurs fonctions rationnelles, palpables, mesurables et chiffrables. Ils s’organisent également autour de puissants registres symboliques et imaginaires qui les façonnent en tant que territoires de communautés toutes entières tournées vers le soin des Autres. Cet enjeu oriente le regard vers ce que sont les hôpitaux publics et les collectivités qu’ils abritent. C’est sous cet angle que l’opération d’inventaire du patrimoine culturel immatériel réinterroge les significations profondes des métiers exercés au sein des établissements hospitalo-universitaires. Les récits collectés au cours de l’enquête d’inventaire, les savoir-être et savoir-faire dépeints par les praticiens, montrent alors combien les territoires hospitaliers sont des seuils, tout à la fois bornes et passages, où se révèlent sans cesse éprouvées les limites de l’existence Humaine.

Approche symbolique de l’espace hospitalo-universitaire

Une analyse de la façon dont les CHU sont inscrits dans une géographie symbolique semble en mesure de livrer quelques clefs permettant de saisir l’identité de ces communautés hospitalières. La relation entre un hôpital et le territoire (au sens générique) est en effet extrêmement étroite, voire intime. Cette intimité peut être attribuable au fait qu’un territoire est une extension du corps individuel, et que celui d’une communauté est une forme de représentation corporelle d’une société qui s’unifie, affirme son existence et se différencie vis-à-vis de son extériorité.

À ce propos une figure bien connue est celle des souverains Européens d’autrefois dont les royaumes étaient assimilés à des extensions symboliques de leur propre corps. Cette conception s’associait à une croyance en des pouvoirs thaumaturgiques qui s’avéraient notamment ritualisés à l’occasion des sacres. Derrière pareille mise en scène d’un don de guérison, il s’agissait de signifier à travers un acte d’intercession une capacité du roi à modifier le cours des choses, à émanciper ses sujets des seules évolutions naturelles. Les guérir, c’était donc se montrer en relation avec le Divin capable de guérir son territoire, d’assurer sa régénérescence et sa pérennité par-delà les aléas qui l’affectent. Il faut d’ailleurs noter que cette idée demeure de nos jours où les problèmes concernant des villes, des régions et des pays sont souvent évoqués par analogie avec des pathologies dégradant le corps de sociétés « malades ». Le pouvoir du responsable politique se mesure aussi à l’aune de sa capacité à libérer un territoire des maux qui le perturbent et qui menacent son existence. Il est important de souligner que la fonction symbolique du thaumaturge surgit de la position singulière qu’il occupe entre ; d’une part, la puissance globale d’ordre universel (le divin), et d’autre part le territoire, extension de lui-même et circonscrit dans ses limites. C’est-à-dire que le pouvoir de guérison apparait indissociable d’une localisation de seuil entre intériorité et extériorité.

On retrouve cette idée à travers les pathologies qu’avaient compétences à guérir les souverains : il s’agissait en effet de maladies affectant la peau, telles les écrouelles, que devaient conduire à effacer un toucher du roi sur les plaies assorti d’un signe de croix et d’une formule « Le roi te touche, que Dieu te guérisse ». Or, précisément, la peau est bien l’organe faisant seuil entre l’extériorité et l’intériorité du territoire corporel. De même il est intéressant de rappeler que ce rituel se voyait tout particulièrement mis en scène lors des sacres ; c’est-à-dire au cours de l’évènement qui célébrait le seuil d’un règne, le début de l’autorité sacrée d’un prince sur son royaume. On mesure d’après ces remarques combien le pouvoir thaumaturgique (étym., faire des miracles), où Dieu opère par l’intermédiaire du souverain, se place au point de contact du céleste (divin, lumière du ciel) avec le corps-territoire. Or, l’association du divin et de la territorialité se révèle aussi dans l’agencement spatial historique des hôpitaux et des anciens hospices. À Rouen et à Angers (mais cela vaut autant pour de nombreux autres établissements) des chapelles et églises furent autrefois édifiées aux emplacements correspondant au point de symétrie de leurs plans architecturaux. À Angers, il s’agit de la chapelle Sainte-Marie. Concernant Rouen, l’hôpital Charles Nicolle est coiffé par l’ancienne chapelle de l’Hospice, tout comme l’église Sainte-Madeleine s’associe à l’ancien Hôtel-Dieu dont l’aile sud abritait les chirurgiens. Soulignons que ce pavillon des chirurgiens dans un Hôtel-Dieu devenu Préfecture réaffirme aussi une étroite articulation du divin, de la territorialité et du caractère opératoire liée au toucher du souverain thaumaturge. Son incarnation spatiale contemporaine pourrait être alors le centre hospitalo-universitaire.

Comme on l’a vu, Le pouvoir thaumaturgique du souverain dans son acception traditionnelle apparait découler d’une métaphore qui lie le corps au territoire. En tant qu’intercession, Il implique symboliquement le transfert d’une demande depuis un corps-territoire vers le divin, via le roi faisant office de seuil avec l’extériorité. Puis, un mouvement de retour s’opère depuis le divin vers le corps-territoire, via le toucher du thaumaturge qui entre en contact avec l’Homme malade. Ainsi, on devine que l’Homme qui guérit est en mesure d’assurer cette fonction de guérisseur du fait de sa position d’intermédiaire : celle-ci ne saurait être alors dans le corps de l’Homme malade, mais pas non plus tout à fait en dehors. Elle se situe à une place mettant en relation le dedans avec le dehors.

À ce sujet, il est intéressant de remarquer combien la localisation dans l’espace urbain des centres hospitaliers étudiés vérifie ce positionnement que nous venons de décrire. Pour ce qui concerne Angers, son CHU se localise en effet face à la Maine, sur la rive opposée au centre-ville, à l’interface entre l’hypercentre et le reste de l’agglomération. Par ailleurs, l’hôpital est directement relié au centre-ville via un pont le mettant en relation directe avec le quartier de l’ancienne gare St-Serge (elle-même en position de seuil), laquelle contribuait autrefois (avant 1970) à relier l’aire métropolitaine angevine avec son extériorité territoriale. À Rouen, le site central du CHU ne se localise pas en bord de fleuve. Néanmoins situé à proximité immédiate de la voie qui ceinture la première couronne urbaine, il jouxte l’hyper-centre de Rouen et marque sa limite Est en prolongement du champ de Mars et du quartier qu’occupe le siège de la Région Haute-Normandie. À l’échelle plus fine, on retrouve d’ailleurs une même discontinuité entre l’intérieur et l’extérieur du territoire. En effet, tandis que les locaux administratifs et de soins sont localisés près du centre-ville à l’Ouest ; de l’autre côté du boulevard Gambetta sont installés le SAMU76 ainsi que la faculté de médecine et l’IFSI, c’est-à-dire des services et des formations qui marquent à l’Est une transition entre l’intérieur et l’extérieur du domaine hospitalier..

D’après ces premières observations, il semble que la spatialité des hôpitaux étudiés puisse être abordée à partir de deux grands axes symboliques fondamentaux. Un axe vertical reliant la terre au ciel traduit d’abord la territorialité (liée au pouvoir des Hommes à guérir) en vue d’une libération (des corps). On retrouve ici la notion d’intercession, mais également l’idée d’une tension entre le pouvoir terrestre (celui des Hommes) et la dimension divine (qui leur échappe mais qu’ils cherchent à capter). Quant au second axe, horizontal, il renvoie à un gradient allant depuis le coeur, c’est-à-dire l’intériorité, vers la périphérie et les extériorités corporelles et territoriales. Ainsi, les hôpitaux universitaires s’assimileraient à des portes qui, dans une finalité libératrice et régénératrice de vie, relieraient les Hommes et leurs communautés à des univers radicalement différents.

L’articulation du pouvoir terrestre avec le pouvoir céleste pose bien sûr question concernant nos hôpitaux contemporains ; quand bien même les chapelles et les églises y demeurent existantes ; et compte tenu de l’effacement des présences et pratiques religieuses traditionnelles. À ce sujet, sans être en contradiction avec l’idée selon laquelle le signifié spirituel associé aux édifices religieux révèlerait d’une importance majeure sur le plan symbolique pour des territoires hospitaliers très liés aux dimensions organiques de l’être humain, on peut penser que ces références sont en partie l’héritage d’un très lointain passé où les guérisons étaient surtout attribuées à une manifestation de Dieu ; et où elles relevaient de miracles. Les médecins étaient alors des guérisseurs.

Or, dans le contexte actuel, les croyances en une force surnaturelle qui opèrerait sur les malades, et plus globalement les relations explicites au divin, sont écartées des centres Hospitalo-universitaires car leurs protocoles obéissent aux avancées de la Recherche. C’est à ce titre que la référence à Dieu, qui rappelle en outre la présence de communautés infirmières religieuses à des époques plus récentes, est rejetée par les hospitaliers. Leurs pratiques auraient aujourd’hui rompu avec l’intercession et l’intervention d’une puissance d’ordre céleste ; évocatrices d’un temps où les Hommes étaient moins capables de faire face aux pathologies qui les affectent. Pour autant, on peut aussi se demander dans quelle mesure la recherche scientifique, placée au coeur des missions de toute communauté hospitalo-universitaire, n’aurait pas succédé à cette relation traditionnelle qui unissait jusqu’ici l’Homme-qui-guérit aux forces de l’univers. Cette idée semble intéressante si on admet que les sciences médicales se veulent accéder à une compréhension des lois régissant le monde du vivant afin de mieux pouvoir soigner et guérir les Hommes. Ces Hommes dont les corps eux-mêmes obéissent à des règles biologiques, en grande partie méconnues, qui poussent inévitablement à se questionner sur le profond mystère de leur existence. Même si ce phénomène s’exprime bien-sûr d’une façon fort différente d’autrefois, on devine à travers ces remarques combien l’hôpital universitaire d’aujourd’hui apparait continuer de relier les pouvoirs de la terre et du ciel. Les actes chirurgicaux, médicaux et paramédicaux concrets semblent difficilement dissociables d’une quête des forces qui régissent l’univers, dont la progressive maitrise par les hospitaliers doit permettre aux Êtres humains de se mieux se soigner et d’accroitre peu à peu leur pouvoir de guérison. En outre, les CHU sont aussi des lieux où ce pouvoir de soigner et de guérir rencontre un pouvoir administratif, émanation d’une souveraineté terrestre.

Ce registre symbolique participe de comprendre pourquoi les hôpitaux universitaires français sont rattachés à des capitales régionales ou infrarégionales : Angers pour l’Anjou, Rouen pour la Haute-Normandie, etc…de même qu’ils sont reliés à une territorialité nationale et développent des relations internationales. Les pratiques hospitalières ne sauraient demeurer circonscrites dans des frontières : elles tirent vers l’extérieur, l’Autre, vers une universalité des soins. Visant à libérer les Hommes des souffrances de leur corps-territoire, elles sont vouées à se déterritorialiser.

Le parallèle entre la ville-capitale et l’hôpital universitaire doit être ainsi affirmé. En effet, si la ville et l’hôpital traduisent tous deux une matérialité territoriale et corporelle, les dimensions « capitale » et « universitaire » ouvrent vers le global et l’universel. Dans ce schéma, inclus dans une perspective territoriale totale, les CHU ambitionnent d’assurer le soin de chacun faisant partie de la communauté des Hommes. Il s’agit alors d’un « soin pour tous » ; lequel contient non seulement la notion d’accueil mais aussi celle d’assemblée du peuple : c’est-à-dire l’ecclésia (l’église).

À ce sujet, il parait intéressant de souligner combien le site où sont installés les principaux services du CHU d’Angers vérifie cette configuration. Développé autour de l’ancien hospice Sainte-Marie (lui-même issu de l’union de trois institutions hospitalières angevines au début du XIXème siècle), cet ensemble s’est développé à partir d’un « acropole » formé par la chapelle Sainte-Marie, laquelle domine ostensiblement la vallée de la Maine en contrebas. Si l’on ajoute que sur l’autre berge s’élève le château d’Angers à quelques centaines de mètres au sud, alors il est possible d’observer que les deux formes symboliques du pouvoir céleste et terrestre se correspondent parfaitement de part et d’autre du cours d’eau qu’enjambe la capitale Angevine. Bien que le schéma soit différent à Rouen, il présente quelques similitudes intéressantes. Le complexe hospitalier central du CHU s’est en effet développé à partir de l’hôpital Charles Nicolle, de part et d’autre du boulevard Gambetta qui coïncide avec l’ancien tracé des fortifications de la ville. À l’Est, la partie extérieure comprend des services qui, on l’a vu, assurent une transition avec l’extériorité du territoire. Ils soulignent donc une position de seuil. Mais surtout, il s’agit de remarquer que cette situation répond à la localisation, plus au sud, le long du même axe, de l’hôtel de Région qui fait face au champ de Mars. Ces éléments évoquent une double symbolique d’enceinte et d’ouverture d’un site qui accueille ; mais ils signifient aussi la guerre et le combat.

Or justement, l’hôpital est un siège des luttes que livrent les Hommes contre les maladies et les pathologies qui les dégradent et menacent leur existence : il est à la fois un bastion et un champ de bataille. Les croquis exposés ci-après proposent une représentation cartographique des phénomènes qui viennent d’être évoqués, respectivement pour Rouen puis Angers. Dans les deux cas, on perçoit combien les sites centraux de ces CHU sont inscrits dans une symbolique urbaine indissociable de l’autorité exercée sur des territoires : l’image de l’enceinte qui abrite et unifie l’assemblée des Hommes se conjugue avec celle du combat, de la brèche et d’une ouverture libératrices qui mettent au contact leur monde intérieur avec l’extérieur.

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